Soutien aux déboulonneurs

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Garde à vue au SARIJ 8

par Yvan Gradis

dimanche 29 mars 2009, par nicolas

À François Vaillant et aux quelques Français restants à n’avoir pas encore été gardés à vue

SARIJ : service d’accueil, de recherche et d’investigation judiciaires. Il y en a un par arrondissement parisien. Tantôt il se confond avec le commissariat central, tantôt il se trouve à une autre adresse ; c’est le cas de celui du 8e arrondissement (210, rue du Faubourg-Saint-Honoré, près de l’Étoile, à quelques mètres de la jonction entre l’avenue de Friedland et le boulevard Haussmann). Quand un policier répond au téléphone, il annonce : « SARIJ 8. »

15 heures – Je retrouve mes compagnons du Collectif des déboulonneurs à la sortie du métro Pigalle (9e arrondissement). Au programme : le 34e barbouillage parisien (pour moi, le 48e depuis que je barbouille). Prises de parole, chanson (La Barbouillaise), consignes de non-violence, tout cela devant une soixantaine de sympathisants, photographes, cadreurs et journalistes, notamment une équipe de télévision (TF1). La police aussi est au rendez-vous : dix fourgons et une quarantaine d’agents. Je lis en public un article du philosophe protestant Olivier Abel, paru dans La Croix du 28-1-2009 : « Savoir s’abstenir, une morale de la résistance », dans lequel il dénonce l’agression publicitaire sans citer une seule fois le mot « publicité ».

15 h 30 – Les manifestants, talonnés par des policiers très calmes, se déplacent d’une centaine de mètres jusqu’au 53, boulevard Rochechouart.

15 h 35 – Six militants – Vincent B***, Raphael C***, Raphael J***, Arthur L***, Pascal L*** et moi-même – barbouillent trois panneaux publicitaires déroulants de l’afficheur-pollueur délinquant Avenir (groupe JCDecaux). Nous inscrivons à la bombe de peinture, moi : « Légitime réponse », eux : « Vitrine du mensonge… Violence économique… 50 x 70 (revendication du collectif concernant la taille des affiches publicitaires)… ».

15 h 40 – Tandis que la foule – alors plus de soixante-dix personnes, des passants s’étant agglutinés –, applaudit et entonne Le Barbouilleur, les policiers, toujours aussi placides, viennent arrêter les activistes, dont certains brandissent bombe et carte d’identité en faisant le V de la victoire. Pour aucun d’entre nous, ce n’est un baptême : tous ont déjà été arrêtés au moins une fois – pour ma part, je m’apprête à être conduit au poste pour la trente-quatrième fois (en huit ans), pour les mêmes faits. D’ailleurs, un des policiers m’avoue me reconnaître – ce genre de retrouvailles se reproduit évidemment de plus en plus souvent au fil des mois et des années. Nos sacs sont confisqués, nous sommes palpés et embarqués dans le même fourgon.

15 h 55 – Départ du fourgon. À travers l’étroite fenêtre, grands sourires et signes de la main en direction de nos sympathisants restés sur le trottoir. Nous ignorons notre destination. L’expérience nous a appris que l’on n’est pas toujours emmené au SARIJ de l’arrondissement dans lequel s’est déroulée l’action.

16 h 15 – Arrivée au SARIJ 8. Je le connais bien : j’y suis passé quatre fois, dans le même contexte, mais assez brièvement… C’était en 2002, 2006 et 2008. Nous sommes conduits à l’accueil, au rez-de-chaussée. Comme toujours, les policiers qui s’y trouvent déjà nous regardent avec curiosité. Comme toujours, nous les saluons et… certains nous répondent. On nous menotte tous les six, par une seule main, au banc en L de l’accueil.

16 h 30 – Contrairement à d’autres fois, où l’attente – avec ou sans menottes – peut dépasser l’heure et demie, on commence à nous détacher, les uns après les autres, au bout d’un quart d’heure, pour nous conduire au premier étage en vue de nous interroger. Je suis parmi les premiers. Pour moi, c’est toujours le meilleur moment. Celui de l’échange verbal avec un être humain « vierge », en l’occurrence un officier de police judiciaire (OPJ) chargé de prendre ma déposition. Assez souvent, il ne sait rien ou presque de la raison de ma présence, occasion pour moi de découvrir directement ses réactions aux faits que je lui expose. Rien de plus hétérogène que l’espèce des OPJ : de l’extrême ouverture d’esprit jusqu’à l’idiotie teintée d’agressivité, tous les degrés et les nuances de l’intelligence humaine pimentent l’entretien de la façon la plus imprévisible.
Après la première série de questions auxquelles je ne peux me soustraire – mon identité, celle de mes parents, mon adresse, ma profession –, viennent celles, plus ou moins indiscrètes, auxquelles, selon certains spécialistes, je ne serais pas obligé de répondre – suis-je locataire ou propriétaire de mon logement ? quel est mon salaire ? ai-je fait mon service national ? connais-je l’identité des autres personnes arrêtées ? etc. Une bonne façon de prendre la température de l’officier qui vous interroge est de voir comment il réagit à vos « je n’ai rien à déclarer ». Celui auquel j’ai affaire cette fois les encaisse sans état d’âme apparent, si ce n’est d’infimes signes d’agacement.

16 h 45 – Je suis plus près du début que de la fin de mon interrogatoire, quand surgit dans le bureau une officière qui vient se plaindre au mien que son « interrogé » à elle refuse de répondre à certaines questions. L’autre lui répond que c’est pareil pour lui. Un autre policier qui s’affaire dans mon dos, en civil mais que ses collègues appellent « capitaine », est passablement énervé par ce qu’il semble considérer comme un mauvais déroulement des interrogatoires. Il gagne l’autre bureau pour s’assurer par lui-même de la récalcitrance de mon compagnon et revient quelques secondes plus tard en fulminant. La colère au visage et dans la voix, il décide de nous mettre tous les six en garde à vue, ajoutant : « Ils n’auront qu’à s’expliquer avec celui qui refuse de répondre aux questions. C’est à cause de lui que je les mets tous en garde à vue ! »
Interruption immédiate des interrogatoires. On me fait redescendre à l’accueil, où je retrouve les autres, dont certains attendaient leur tour. Nous voilà de nouveau tous menottés au banc. Les uns après les autres, on nous détache, on nous palpe plus à fond que lors de l’interpellation, on nous confisque tous les objets que nous portons sur nous (ceinture, lacets, mouchoirs, téléphones, tickets de métro, épingle à cheveux [l’un de nous porte le catogan], argent, stylo, papier, jusqu’au moindre petit rien), lesquels sont déposés dans des boîtes en plastique individuelles. (À partir d’ici, ma montre ayant été confisquée, je dépends du bon vouloir des policiers qui ne donnent l’heure qu’au compte-gouttes ; mais la suite de la chronologie ne contient qu’une faible marge d’erreur.)

17 heures – Fouille à corps. Un policier m’emmène juste à côté de l’accueil, dans un réduit occupé seulement par une petite table et deux chaises. Il s’assied, me fait asseoir et me demande d’enlever mes chaussures. Il me confisque le stylo et le bloc-notes que j’avais cachés sous un de mes pieds. Il me fait lever, retirer mon pantalon et baisser mon slip, face à lui. Je baisse mon slip légèrement. Il exige sur un ton aigre : « Jusqu’aux genoux. » Je m’exécute et lui fais remarquer qu’il n’a pas l’air d’apprécier outre mesure cet aspect de son métier. Ce qu’il me confirme sans façons : « Si vous croyez que ça me fait plaisir de voir des gens à poil toute la journée ! » Pendant que je me rhabille, il me demande, mécaniquement, si j’ai « des envies de meurtre » et si je porte des tatouages. Je lui réponds que non. Interrogé, il m’explique que la question sur les tatouages, « c’est pour l’identification ». Une fois sorti du réduit, je suis conduit dans une cellule juste à côté.
Ayant lu récemment des témoignages de gardés à vue, je m’attends au pire, c’est-à-dire à l’odeur – caractéristique selon la quasi-totalité – d’urine et de vomi. Ce n’est pas le cas, même si l’air ambiant n’a rien d’une brise printanière de haute montagne ni de l’iode des bords de mer… Il est vrai que nous sommes encore en hiver, ce doit être différent aux beaux jours… La cellule fait 2 mètres de large sur 1,70 mètre de profondeur. Le mur du fond est entièrement occupé par une planche de bois en guise de banc où une personne, même grande, pourrait s’allonger. Les deux seuls objets présents – à part les deux caméras convergentes au plafond – sont d’étroits matelas légers en plastique, rangés le long du mur. La façade consiste en une paroi de verre (ou de Plexiglas, incassable) dont le bas s’arrête à une demi-dizaine de centimètres du sol, et dans laquelle a été pratiquée une porte, elle aussi de verre, que le policier referme derrière moi à l’aide de deux loquets dont la sinistre et brutale résonance me donne l’impression d’être un tueur en série ou un anaconda.
Bientôt, nous nous retrouvons tous les six derrière non pas les barreaux, mais les parois de verre. Un policier vient nous « provoquer » en nous désignant de façon grossière celui d’entre nous à cause duquel nous sommes censés être ici. N’appréciant pas que mes compagnons et moi-même passions pour des truands adeptes du règlement de comptes, je rétorque haut et fort au provocateur que, d’une part, nous sommes soudés les uns aux autres dans une parfaite solidarité, d’autre part, celui dont il aurait voulu faire le bouc émissaire est quelqu’un de très apprécié… Histoire de montrer à l’agent qu’il devra chercher une autre stratégie pour nous diviser !
Dans ma cellule, située juste en face du couloir de quelques mètres qui mène à l’accueil et d’où l’on peut assister à l’entrée et à la sortie des policiers, de leurs « invités » et de leurs « visiteurs », nous sommes trois (avec Pascal L*** et Raphael J***). Dans celle à ma gauche, Arthur et Raphael C***. Dans celle à ma droite, Vincent. Les trois militants enfermés dans celle du milieu sont assis, bêtement, côte à côte sur le banc et devisent. Très vite, je me lève, m’approche de la paroi de verre et, puisque aucun policier n’est à ce moment-là dans les parages, j’en profite pour interroger tous mes compagnons, de façon préventive, sur leur position par rapport à un certain test auquel nous pourrions être soumis. Sans que j’aie à être plus précis, ils comprennent que je parle de l’ADN (acide désoxyribonucléique) et tous les six me confirment leur refus de se soumettre à ce prélèvement biologique, auquel aucun d’entre nous n’a encore jamais eu droit.
Nous entendons les policiers de l’accueil finir de répertorier à voix haute nos objets personnels, jusqu’aux pièces de un centime ! Cette première demi-heure d’enfermement est l’occasion de constater la mauvaise volonté de nos geôliers à nous donner l’accès aux toilettes. Mauvaise volonté qui, d’après moi – et même si l’on devine qu’elle provient probablement de demandes abusives de certains gardés à vue qui aiment se promener dans les couloirs –, relève du mauvais traitement, voire du premier degré de la torture. C’est le seul reproche que je pourrais formuler à l’encontre des policiers qui, outre cette petite marque de sadisme administratif, seront, à notre égard, tout au long de l’aventure, d’un comportement parfaitement correct.

17 h 30 – Reprise des dépositions. Sorti de ma cellule, je suis emmené au premier étage par le même officier qui avait commencé de m’interroger, une heure plus tôt. Gravissant l’escalier devant lui et une policière, j’entends celle-ci lancer à son collègue, à voix basse et sur un ton plaisantin : « Marre de la pub ! » Me retournant, je fais remarquer à l’officier que cette dame a des idées très saines et qu’il devrait en prendre de la graine.
Après avoir retrouvé la même chaise, dans le même bureau, je me vois demander, comme si je venais d’être atrocement torturé, si je « consentirai » cette fois à répondre à toutes les questions. Je réplique de la façon le plus froide possible : « Ni plus ni moins que tout à l’heure. » L’interrogatoire reprend, dans des conditions et une ambiance pour moi parfaitement habituelles. « Mon » OPJ est du genre austère et sec. Étant moi-même, sinon sec, du moins austère, nous sommes faits pour nous entendre ! Quand je lui livre – à sa demande – ma version des faits, mes motivations, précisant, pour la énième fois en quelques années, que, bénévole, je refuserais « toute rémunération pour ce travail » mais qu’en revanche j’accepterais volontiers la Légion d’honneur, il l’enregistre sans broncher. À la fin de l’entretien, il me demande si je souhaite voir un avocat. Je lui dis que oui et lui donne le nom de l’avocat du collectif (François Roux). Quand je lui apprends que cet avocat réside à Montpellier, il me demande, avec une pointe d’ironie, comment il fera pour venir. Je lui réponds, pince-sans-rire : « Par le train. » (J’ai oublié que notre avocat héraultais a une collaboratrice parisienne.) Au cas où mon avocat serait indisponible pendant ma garde à vue, l’officier m’explique que j’aurais droit à un avocat commis d’office. Il me demande ensuite si je souhaite voir un médecin. Suivant un traitement médical, et même si j’ai pris soin d’emporter mes médicaments, je réponds que oui – sait-on jamais, si mon séjour ici devait se prolonger… Il me propose enfin de faire prévenir quelqu’un de mon entourage. Je lui donne un numéro de téléphone. Quelques minutes plus tard, après s’être absenté brièvement, il m’assure que la personne a été prévenue, sans préciser si le lieu et la durée prévue de mon internement lui ont été indiqués – de l’ignorer sera pour moi, à partir de cet instant et jusqu’à ma sortie le lendemain, mon souci le plus aigu ; ladite personne m’apprendra plus tard que le message déposé sur son répondeur mentionnait bien que j’étais retenu pour vingt-quatre heures au SARIJ du 8e.

18 heures – Tandis que nous descendons l’escalier en silence pour regagner le rez-de-chaussée, l’OPJ m’assure tout à coup, à brûle-pourpoint, que, contrairement à ce que j’avais insinué une demi-heure plus tôt dans ce même escalier devant sa collègue, il comprenait tout à fait ma cause. La vivacité de son démenti me donne le sentiment que je l’avais peut-être vexé en mettant sa publiphobie en doute !… Les lugubres loquets ouverts puis refermés, je retrouve mes deux compagnons de cellule sur le banc.

20 h 15 – Un policier m’ouvre la porte. « On vous emmène à l’hôpital. » Une onde de frayeur me traverse l’esprit une fraction de seconde : n’ai-je pas été menacé d’internement psychiatrique, une autre fois, un an plus tôt, par une OPJ au moment de ma phrase sur la Légion d’honneur ? Mais je me rappelle que j’ai demandé à voir un médecin et je crois savoir, par ailleurs, que cela ne peut se faire sur place. Je rassure mes compagnons, dont j’aperçois les regards inquiets à travers les parois de verre, leur expliquant que cet épisode découle de ma seule décision.
On me menotte mains dans le dos et me pousse vers l’accueil. J’apprends aux policiers que le médicament que je dois prendre se trouve dans les affaires qu’ils m’ont confisquées. Ils rétorquent qu’ils ont l’obligation de m’emmener à l’hôpital. Je ne suis pas le seul à devoir y être conduit. Avec moi se trouve un jeune qui, à ce que j’entends, entre dans la catégorie « stup ».
Le jeune et moi sommes embarqués dans un fourgon, encadrés par cinq policiers : deux à l’avant, trois à l’arrière avec nous. Tandis qu’un parfait silence – comme je les aime – règne dans la cellule ambulante, je fais un des plus beaux voyages de ma vie. De ma place, face aux vitres latérales, je découvre Paris comme jamais je ne l’ai vu, ni à pied, ni à vélo, ni en voiture, ni en bus. Inoubliable défilement nocturne des quais de Seine, de la Concorde jusqu’à l’île de la Cité ! Car nous nous rendons à l’Hôtel-Dieu, l’hôpital qui domine le parvis de Notre-Dame. Et les embouteillages du samedi soir ralentissent notre progression, malgré le gyrophare.

20 h 45 – Arrivée à l’Hôtel-Dieu. Le fourgon se gare, rue de la Cité, juste en face de la préfecture de police. On nous fait descendre et pénétrer dans l’hôpital par la porte des « urgences ». Le service du rez-de-chaussée dans lequel nous sommes conduits est une zone policière, à en juger par les nombreux uniformes qui vont et viennent. Toujours menottés, on nous fait asseoir sur des bancs, dans une grande salle d’attente. Au bout d’un assez long moment, je romps le silence et demande au jeune la raison de sa présence ici. Il m’explique qu’il a été pris en flagrant délit de conduite d’une moto alors qu’il fumait du haschisch (il dit « joint »). Comme il me le demande, je lui apprends que, de mon côté, j’ai barbouillé un panneau publicitaire pour dénoncer la pollution visuelle, ce qui semble le laisser froid. Nous en resterons là.

21 h 15 – Consultation médicale. On me conduit, au bout d’un petit couloir, vers un cabinet exigu devant lequel on m’enlève les menottes. Me retrouvant seul avec un médecin en blouse blanche, je me vois demander – question sans doute rituelle, tout comme celles de l’envie de meurtre et des tatouages – si j’ai été frappé, si j’ai subi des violences. Après m’avoir interrogé sur mon traitement et pris note de l’identité du prescripteur, le médecin va dans une pièce voisine, réapparaît avec le médicament dont j’ai besoin et m’annonce qu’il me faudra revenir demain pour prendre ma dose du matin.

21 h 25 – Retour à la salle d’attente, de nouveau menotté.

21 h 30 – Départ de l’Hôtel-Dieu. À travers les vitres du fourgon occupé par les mêmes personnes qu’à l’aller, le fabuleux film silencieux repasse à l’envers.

22 heures – Arrivée au SARIJ. À l’accueil, un policier me propose, pour le dîner : « Riz à la sauce provençale, pâtes » ou autre chose que j’ai oublié. Craignant généralement la soif plus que la faim, je lui demande si j’aurai droit aussi à un verre d’eau. Car, me dis-je, plutôt que de manger sans boire, ce qui accroîtrait ma soif, je préfère ne pas manger du tout. Ma question l’énerve, il refuse d’y répondre. Je lui explique que j’ai besoin de sa réponse avant de décider si je veux dîner ou non. Il cède et me promet de l’eau. Je choisis les pâtes.
En regagnant ma cellule, un coup d’œil furtif vers celles qui l’encadrent me donne vaguement l’impression que mes compagnons ont de la visite… À me rappeler les allées et venues des heures qui suivent, il me semble que ce ne sera pas le cas en permanence.
Ayant rejoint Pascal L*** et Raphael J***, j’apprends qu’ils ont déjà dîné. L’un est allongé sur un des deux matelas étroits mis à notre disposition ; l’autre est toujours assis sur le banc : sans doute a-t-il obligeamment attendu mon retour pour me proposer le matelas. Mais je choisis le banc et lui laisse le matelas. Une policière m’apporte mon dîner : des pâtes dans une barquette de polystyrène et un verre de plastique rempli d’eau. Ayant posé le verre d’eau à côté de moi sur le banc et m’apprêtant à manger les pâtes, je me vois ordonner de commencer par l’eau, car je dois rendre le verre sans délai, faute de quoi, en le coupant, je pourrais m’en faire une arme pour m’ouvrir les veines. Je bois et rends le verre. La policière le pose par terre, devant notre cellule, à côté de ceux de mes deux compagnons. Les verres étant identiques, elle nous fait remarquer délicatement l’ordre dans lequel elle les a disposés. Puis j’attaque les pâtes. Excellentes – vraiment. Et le plat est copieux. Alors qu’un policier passe devant la cellule pendant mon repas, je lui demande de féliciter le chef pour sa cuisine. Après avoir vidé ma barquette, je la repose dans le couloir en passant la main sous la paroi de verre.
Nous sommes maintenant installés pour la nuit, même si nous ne savons pas de façon sûre que nous allons la passer ici – coupés du monde, nous ignorons toujours tout de notre sort. Je m’allonge sur le banc, avec pour seule « couche » symbolique la mince étoffe de ma parka même pas matelassée. Mais le bois n’est pas une matière désagréable. Pascal L*** demande une couverture. On la lui donne. Vu son odeur, il regrette presque de l’avoir demandée…
Avec mes compagnons, infailliblement sereins et philosophes malgré l’incertitude et l’anxiété affleurante, les échanges se font de plus en plus rares. Mais le sommeil ne vient pas. Comment le pourrait-il, avec la lumière crue du couloir qui éclaire notre cellule comme une salle d’opération – le SARIJ ou le pays où le néon ne s’éteint jamais –, et surtout avec les éclats de voix et de rire des policiers de l’accueil, apparemment installés devant un téléviseur diffuseur de niaiseries ? Les policiers de garde d’un commissariat n’ont pas la même notion du sommeil de leurs « clients » qu’un réceptionniste d’hôtel… La nuit en SARIJ, un véritable son et lumière.

0 h 50 – Au bout d’un temps indéfini, passé à me retourner sur le banc pour me mettre alternativement sur le ventre et sur le dos – une occupation comme une autre –, au beau milieu, en tout cas ce que je crois être, à peu près, le milieu, de ce que l’on ne peut pas vraiment appeler une nuit, je suis hélé depuis le couloir : « Votre avocate est là. » L’esprit embrumé, les vêtements chiffonnés, je me redresse, tel un vieil orang-outan qui accepte encore de faire le singe devant les jeunes visiteurs du zoo, enfile mes chaussures sans lacets, remets ma chemise dans mon pantalon et sors de la cellule. Par précaution, j’en profite pour demander à aller aux toilettes. Accordé. La chasse d’eau fait un tel vacarme, dans ces murs nus et froids, que j’en ai honte de troubler la nuit de mes codétenus. Après quoi on me reconduit dans la petite pièce où j’ai subi la fouille à corps. Je m’assieds sur une des deux chaises.
L’instant suivant, l’avocate entre dans le réduit. Pimpante. Je me lève poliment pour l’accueillir, nous nous serrons la main avant de nous asseoir l’un en face de l’autre. Je suis tombé sur une avocate – commise d’office – aussi affable qu’ouverte d’esprit. L’entretien commence par une séance de rigolade : l’avocate m’explique qu’on l’a fait venir pour un « tagueur » et qu’en me voyant elle a cru qu’il y avait erreur sur la personne, tant je n’ai pas l’aspect – de par mon âge et mon allure – généralement associé à cette catégorie de délinquants.
Je lui demande l’heure, en échange de quoi je lui fais un très succinct cours magistral sur le barbouillage antipublicitaire, matière qu’elle semble ignorer et qui, visiblement, ne lui inspire aucune répugnance. Quand je lui dis que nous sommes six dans ma situation, ce qu’elle ne savait pas, que j’en suis à mon quarante-huitième barbouillage, à ma trente-quatrième conduite au poste et que j’ai été condamné une fois, l’année dernière, en appel, à un euro d’amende, elle sursaute tout en souriant devant la fierté avec laquelle j’évoque mes faits d’armes. Tous ces éléments lui permettent ensuite de m’exposer ce qu’il peut advenir de mes compagnons et de moi-même. Et tout devient limpide pour moi – rien de tel que les travaux pratiques en conditions réelles pour comprendre ce qui jusque-là était de l’ordre de l’abstraction ! Voici.
Nous pouvons être libérés à tout moment, mais, vraisemblablement, on nous gardera toute la nuit. Demain matin, soit on nous relâche, avec ou sans convocation pour un procès qui aurait lieu dans un ou deux mois, soit on nous défère devant le procureur de la République, c’est-à-dire qu’on nous emmène dans son bureau, qui se trouve au Palais de justice. Là, le procureur, soit classe l’affaire sans suite, soit nous convoque pour un procès dans un ou deux mois, soit nous fait passer en comparution immédiate. Cette procédure est en général réservée à des citoyens mal insérés socialement, par exemple sans emploi ni domicile, dont la justice peut craindre qu’ils ne se rendent pas à une convocation ultérieure. Nous n’avons, a priori, pas ce profil.
En cas de comparution immédiate, puisque demain, c’est dimanche et que le tribunal ne siégera pas, le procureur soit nous fait confiance, nous libère en nous convoquant pour après-demain lundi, soit nous fait conduire au dépôt, de sinistre réputation, dans les sous-sols du Palais de justice. L’avocate ne croit pas trop à cette perspective, mais on ne sait jamais.
Quant aux peines encourues, pour ce qui me concerne, puisque déjà condamné, donc récidiviste (et même multirécidiviste !), je risque, en vertu de la loi du 10 août 2007 sur la récidive, deux ans de prison ferme et une forte amende. L’avocate précise qu’il existe malgré tout une marge entre la peine théorique et son application. Mais le risque est là, et je le perçois dans toute sa cruauté.
À la fin de l’entrevue, qui n’aura pas excédé une dizaine de minutes, je lui demande si elle ne pourrait pas donner un coup de téléphone de ma part. Elle refuse à contrecœur, m’expliquant qu’elle n’en a pas le droit.

1 heure – Retour dans ma cellule, où mes deux compagnons écoutent avec le plus grand intérêt tout ce que je viens d’apprendre. Surtout Raphael J***, récidiviste comme moi.

2 heures – C’est à son tour, justement, d’avoir un entretien avec son propre avocat commis d’office. Une dizaine de minutes plus tard, il revient dans la cellule et nous restitue l’essentiel de ce qu’il a appris. Rien de très nouveau, si ce n’est sur la question des perquisitions à domicile, sur laquelle nous lui avons passé commande d’informations auprès de « son » avocat. Réponse : quand il y a perquisition, cela se fait en général dans la foulée de la déposition, juste après l’interpellation, et surtout quand la police pense trouver des éléments intéressants, comme des munitions – dans notre cas, un stock de bombes de peinture ?…
Vincent aussi avait demandé à voir un avocat. Il regrettera d’autant moins cette consultation qu’il est le seul d’entre nous à être isolé dans sa cellule…
La « nuit » continue. Une nuit sans sommeil, sauf, peut-être, pour ce qui me concerne, une heure, une heure et demie au petit matin. Mes cogitations d’insomnie – irrépressibles, et c’est bien là la victoire du système répressif – en bref : moi, le vieux barbouilleur, l’encore plus vieux publiphobe, pour quoi, pour qui me bats-je ? Pour combien de personnes ? À quoi bon tout cela, ces actions, ces sanctions, ces risques ? Alternative : soit je me range et me résigne à vivre, ou survivre, par ma passivité complice, ou ma complicité passive, dans un monde pourri de publicité, soit je continue jusqu’au bout, jusqu’au sacrifice, jusqu’au martyre. Pour l’immédiat, je songe au pire : déféré demain matin dimanche devant le procureur, transféré au dépôt du Palais de justice, traîné après-demain lundi en comparution immédiate, condamné pour récidive, incarcéré pour deux ans… Et mes projets de vie, et ma vie affective là-dedans ? D’imaginer ce questionnement familier à tout militant dans ma situation ne me rassure pas. Ne suis-je pas allé trop loin ? Une fois encore, pour qui ? De mauvaises langues ne disent-elles pas qu’on a le monde qu’on mérite ? Vais-je laisser détruire ma vie pour cinquante personnes qui nous regardent, chaque mois, barbouiller ? Pire : vais-je la laisser détruire pour les milliers, les millions d’autres qui, chaque mois, ne viennent pas nous regarder barbouiller ?

8 heures – Petit-déjeuner. On nous apporte, à chacun, un biscuit enrobé de plastique et un petit carton de jus de fruit avec une paille. Je demande à Pascal L*** et Raphael J*** si la nuit leur a porté conseil. Devant cette question, banale en toute autre circonstance, mais ici cruciale, ils finissent par m’avouer que oui. Belle invention, la garde à vue…

9 heures – Nouveau départ pour aller prendre mon médicament du matin. Menottes dans le dos, fourgon – pour moi tout seul, cette fois, grand luxe ! –, vingt minutes d’enchantement devant le paysage qui défile. Je savoure mon privilège, avec une pensée pour mes compagnons enfermés depuis la veille. Dans la salle d’attente de la zone policière de l’Hôtel-Dieu, cinquante minutes, toujours menotté, à observer les rares autres détenus, les policiers, et, surtout, à me demander à quoi tout cela va nous conduire. Quand sonne le bourdon de Notre-Dame, tout proche, je compte avidement les coups pour retrouver mes repères : un… deux… trois… huit… neuf… dix.

10 h 10 – Nouvelle consultation. Quand je demande au médecin pourquoi il me repose les mêmes questions que son confrère de la veille et m’étonne qu’il n’ait même pas mon dossier sous les yeux, il m’explique que seul le dernier médecin consulté est responsable et qu’il préfère donc repartir de zéro. Un progrès (peut-être pour qu’un fourgon et quatre policiers ne soient pas « gaspillés » une fois de plus pour moi tout seul…) : le médecin remet aux policiers une enveloppe avec une ordonnance et mon médicament du soir, pour que je n’aie pas à revenir en fin de journée. Tout de même…

10 h 30 – Après un nouveau passage de dix minutes dans la salle d’attente, menotté dans le dos, départ en fourgon.

10 h 50 – Retour au SARIJ, dans ma cellule. Mes compagnons, auxquels j’apprends le temps qu’il fait dehors, n’en savent toujours pas plus sur notre sort et la durée de notre détention.

12 h 10 – Empreintes digitales et photos. Un policier en civil aux mains gantées de plastique s’approche de nos cellules et nous appelle un par un. Il nous emmène à tour de rôle dans une petite pièce près de l’accueil, pour relever nos empreintes et nous photographier. Épreuve légèrement humiliante connue de la plupart d’entre nous et que nous subissons avec résignation. Chacun des dix doigts puis l’ensemble des doigts de chaque main sont pressés – « restez souple », dit le policier – sur un tampon encreur puis soigneusement appuyés sur un formulaire posé sur une table. Dans la même pièce, on nous fait ensuite asseoir sur une petite chaise métallique pour nous photographier de face, de profil, de trois quarts, avec entre les mains une ardoise sur laquelle apparaissent notre nom et notre date de naissance. Je ne sais pourquoi c’est souvent à ce moment-là que j’ai une pensée pour les afficheurs délinquants dont je barbouille les « œuvres » depuis si longtemps : lesquels d’entre eux sont déjà passés ne serait-ce qu’une fois par cette étape ? Avant de regagner notre cellule, nous avons droit à un lavage des mains dans un lavabo, car l’encre des empreintes serait nocive…

12 h 40 – Nous ne savons toujours pas pour combien de temps nous sommes là. À notre grande surprise, alors que nous venons tous de subir l’épreuve des empreintes et des photos, nous voyons l’homme ganté s’approcher de nouveau de nos cellules. Il m’appelle par mon nom et m’ouvre la porte. Je sors. Il me demande de le suivre. Je lui demande pourquoi. Il répond : « Pour prélever votre ADN. » À cette seconde, je bénis le ciel de m’avoir donné, hier soir, le réflexe d’interroger mes compagnons à ce sujet. Si je ne l’avais pas fait, je me trouverais devant l’alternative, soit d’accepter, ce qui créerait un précédent, soit de refuser en entraînant probablement le groupe dans une mésaventure non désirée. Fort de l’assentiment général implicite de mes compagnons qui assistent muets à la scène depuis le fond de leurs cellules, fort, aussi, du débat national en cours sur le sujet depuis un certain temps – ne dit-on pas que la première dame de France, avant d’épouser son cher Président, avait pris publiquement position contre le test ADN ? –, et bien que sachant que je risque un an de prison et une forte amende, je réponds à brûle-pourpoint que je refuse. Il me demande pourquoi. Sans lui donner de raison, tel un gorille indocile, je plante là le ganté et retourne au fond de ma cage sans mot dire. Le policier repart vers l’accueil. Dans nos cellules, règne un silence encore plus lourd. Le silence avant l’orage… Le ganté revient aussitôt, me dit que « c’est un délit ». Je lui réponds que je sais. Il repart de nouveau. Arrive un officier qui me demande confirmation de mon refus. Confirmé. L’officier retourne à l’accueil, puis revient, un air très autoritaire au visage. À son tour, il nous rappelle que c’est un délit. Puis interroge chacun de mes compagnons sur leurs intentions. Tous refusent. L’officier menace de prolonger la garde à vue. Nous comprenons alors qu’il était question de nous libérer – premier espoir de sortie depuis vingt heures ! Du banc où je suis toujours assis, je lance : « Prolongez. » L’officier me demande pourquoi nous refusons, ajoutant que, si nous refusons de donner notre ADN, c’est que nous avons « quelque chose à cacher, à nous reprocher… » Moi qui souvent manque d’esprit de repartie, je reçois subitement l’inspiration de la Muse des SARIJ et je rétorque : « C’est justement parce que nous n’avons rien à nous reprocher que nous ne voulons pas être assimilés aux gens pour qui le test ADN a été inventé ! » (Je pense aux violeurs et aux criminels.) L’officier, désarmé, reste sans voix et n’a pour seule ressource que de retourner à l’accueil.

12 h 45 - Il revient une minute plus tard, ouvre la cellule à ma gauche et appelle Raphael C***. Devant mes yeux étonnés, celui-ci sort et va se tenir devant l’officier. Sachant qu’il doit se produire sur scène le soir même et craint donc plus que les autres un prolongement de la garde à vue, je suppose qu’il a craqué et décidé de donner son ADN – décision que je respecte en profondeur même si elle porte atteinte à la cohésion du groupe. En réalité, c’est autre chose qui se passe à cet instant. Pascal L*** me racontera plus tard que l’officier, revenu de l’accueil, lui a adressé un sourire furtif dans lequel se lisait cet aveu silencieux : « Je vous ai compris, vous avez gagné, je m’incline. » Ayant manqué ce sourire, je suis du regard avec inquiétude le compagnon qui vient de sortir de l’autre cellule et emboîte le pas à l’officier en direction de l’accueil. Observant à distance la scène qui se déroule à l’autre bout du couloir, je m’aperçois avec stupéfaction qu’on lui rend ses objets personnels. C’est la libération !
Quand vient mon tour de sortir de la cellule, j’ai droit, moi aussi, à un sourire de l’officier, lequel évoque une rencontre antérieure. Je reconnais qu’en effet son visage ne m’est pas inconnu et que nous avons dû nous croiser l’une des nombreuses « autres fois ».
Les uns après les autres, nous passons à l’accueil récupérer nos biens, signer des feuilles et des registres. L’ambiance est détendue, presque cordiale.

13 heures – C’est le 1er mars. Nous sommes tous dehors, à la lumière du jour, tels des astronautes revenus de l’espace ou des spéléologues remontés du gouffre. Une douce euphorie plane entre nous. Le premier geste est de se précipiter sur un téléphone pour alerter les copains, les copines, tout l’entourage. Nous apprenons que nos amis du collectif, toujours ignorants de notre sort, n’ont pas attendu notre libération pour diffuser un communiqué de presse, vers midi. Un autre communiqué va donc partir dans les minutes qui suivent, lequel fera l’objet d’une dépêche de l’Agence France-Presse, dépêche abondamment reprise dans toute la presse et sur la Toile. Dix jours plus tard – les 9 et 10 mars –, le Conseil de Paris dénoncera officiellement notre garde à vue, et l’adjoint au maire chargé de la Sécurité (Georges Sarre) demandera des comptes au préfet de police et au procureur de la République.

Un seul commentaire. Ayant calculé, avec mes compagnons, qu’il doit y avoir, peu ou prou, à Paris entre cinq cents et mille places de garde à vue dans les vingt SARIJ et les commissariats, je m’étonne que l’on ait réservé six d’entre elles à des serviteurs de l’intérêt général. Pendant ce temps, les afficheurs-pollueurs délinquants, au service de l’intérêt d’une poignée d’annonceurs, ont passé une excellente nuit dans leurs lits douillets.

Yvan Gradis (11-25 mars 2009)